En un an, le vice-président du Conseil et ministre de l’Intérieur  italien Matteo Salvini est passé de 12% de l’électorat catholique à 27%, devenant le premier parti chez les pratiquants. Le tout en désobéissant souverainement aux appels à l’accueil des migrants que lance le Pape François. Quel est son secret ?


En France, l’affaire est entendue : une large majorité de catholiques pratiquants réguliers (43% contre 22% pour LR) a voté LREM aux dernières européennes. Malgré l’ancrage catho-conservateur assumé de la tête de liste LR François-Xavier Bellamy, la liste macroniste dirigée par Nathalie Loiseau, ouvertement catholique et en même temps partisane de la PMA-GPA pour toutes, a séduit cette clientèle que la droite post-Manif pour tous croyait acquise à sa cause. On ne reviendra pas ici sur les multiples erreurs stratégiques des Républicains, l’insincérité réelle ou supposée de Laurent Wauquiez, les tiraillements du peuple catholique entre aile gaucho-humaniste et courant identitaire face à l’islam et à l’immigration. Observons simplement que de l’autre côté des Alpes, une société relativement proche de la nôtre, la laïcité en moins, a choisi une option radicalement différente puisque la majorité relative (27%) des Italiens catholiques assidus a voté Salvini aux européennes (contre 34% pour l’ensemble de la population).

L’Italie, catho zombie

Éloquents, ces chiffres témoignent d’un basculement sociologique et idéologique : à la veille des européennes, 27% des Italiens qui disent aller presque tous les dimanches à la messe se déclaraient électeurs de la Lega de Salvini (contre seulement 4% en 2013 et 12% en 2018 !). 24% ont voté pour le Parti démocrate (centre-gauche), 17% pour le Mouvement cinq étoiles (M5S) et 12% pour Forza Italia, le parti en déclin de Silvio Berlusconi. Dans un article de La Reppublica, le politologue Ilvo Diamanti analyse longuement ces chiffres. Pendant que le vote catholique leghiste décollait, l’adhésion des catholiques à la gauche refluait légèrement, sans doute en raison du vieillissement démographique de cette catégorie sociologique. Beaucoup s’étonneront du fait que les catholiques plébiscitent un homme politique ouvertement opposé aux sermons du Pape François sur l’accueil des migrants et un parti de centre-gauche (PD) dont certains représentants plaident régulièrement pour le retrait des crucifix des écoles et cimetières, afin de n’offenser aucun nouveau-venu. Or, si les symboles sont importants – Salvini embrasse ostensiblement la croix de son chapelet, invoque la protection de la Vierge Marie, défend la présence des croix dans les écoles et affiche une icône christique dans sa bibliothèque – le ministre de l’Intérieur accompagne une véritable mutation anthropologique. En bigot qui ne va jamais à la messe, Salvini est un chrétien identitaire qui sait jouer sur du velours, appuyant son conservatisme moral sur des signes forts (rétablissement de la notion de père et mère sur les actes d’état-civil, le soutien à des colloques pro-vie…) tout en maintenant une – relative – fermeté sur l’immigration. C’est parce que la société transalpine incarne le « catholicisme zombie » qu’Emmanuel Todd et Hervé Le Bras avaient théorisé que son ministre de l’Intérieur peut se permettre de brandir les valeurs chrétiennes contre les positions d’une grande partie du clergé, très engagée dans le travail humanitaire en direction des migrants.

49.9% de votes Salvini en Vénétie !

Ne fantasmons pas une prétendue exception italienne : comme dans l’hexagone où la pratique catholique ne concerne plus que 6% des Français, le christianisme est en passe de devenir une culture minoritaire : seuls 20% des Italiens déclarent considérer comme « important » l’enseignement de l’Eglise dans leur éthique personnelle, 41% le trouvent « utile »… à condition que chaque individu puisse juger en conscience. Et ne parlons pas du taux d’assiduité à la messe… Contrairement à la France, ces phénomènes ne doivent pas grand-chose à l’immigration, bien moins massive dans la botte. Même les cathos pratiquants manifestent une tendance certaine au « bricolage » identitaire et appartiennent tout autant à la « société liquide » que les bobos athées.

Ce mouvement de fond n’empêche pas Matteo Salvini de marcher sur les pas de la Démocratie chrétienne (DC) qui tenait les rênes du gouvernement de l’après-guerre au début des années 1990. Dans les anciens bastions de la DC, dont l’emblème était un bouclier orné d’une croix, au Nord-Est, la Lega a pulvérisé tous ses records aux européennes : 49.9% en Vénétie, 42.6% dans le Frioul-Vénétie julienne ! Sur ces terres de petites villes et de petites entreprises, le programme leghiste anti-immigrationniste et favorable à une flat tax au taux unique de 15% a trouvé bon entendeur. Notons au passage que ces deux régions particulièrement prospères sont dirigées par des gouverneurs de la Lega, à l’instar de la Lombardie, fief historique de l’ancien parti sécessionniste. Un tel décollage électoral semble confirmer les thèses du sociologue Giovvani Orsina : comme Berlusconi il y a vingt-cinq ans, Salvini investit le terrain déserté par la dérive sinistrogyne d’une démocratie chrétienne ayant gouverné à gauche (Aldo Moro allant jusqu’à proposer un « compromis historique » aux communistes, ce qui lui coûtera la vie) alors que sa base se droitisait.

La carotte et le bâton

Fort de son capital politique, Matteo Salvini n’aime rien tant que jouer les hommes ordinaires qui gouvernent au nom de la « révolution du bon sens », quitte à aller voter en maillot de l’équipe national italienne comme le ferait n’importe quel natio-beauf. En direction des catholiques, il joue simultanément sur plusieurs tableaux. Prenons le dossier de l’immigration clandestine, le nerf de sa guerre contre Bruxelles, la bourgeoisie « radical-chic » et les donneurs de leçon à la Macron. Au lieu de partir bille en tête contre le Pape François comme le premier Zemmour venu, Salvini ménage le pontife en prétendant suivre ses préceptes : sauver des vies « avec fierté et esprit chrétien »… grâce à la baisse de 90% du nombre de débarquements de migrants. « Je le dis au Pape, en Méditerranée je réponds par des actes, pas par des mots », a déclaré le Capitano le 18 mai. Quelques semaines plus tard, le ministre mettait encore un peu plus d’eau dans son vin. Le 7 juin, sur ordre du ministère de l’Intérieur, le port sicilien de Pozzallo a laissé débarquer le remorqueur Asso 25 avec à son bord soixante-deux migrants africains secourus au large de Malte. Partis de Libye, ces soixante hommes et deux femmes s’ajoutent au millier de migrants que l’Italie a dû accueillir en mai. En vingt-quatre heures, 700 migrants ont quitté les côtes libyennes vers l’Italie… Du jamais vu depuis plus d’un an ! A la multiplication des embarcations clandestines, Salvini répond par la carotte et le bâton. Une carotte inattendue : alors qu’il proclamait auparavant ses ports fermés aux migrants, le numéro deux du gouvernement a consenti à laisser débarquer les migrants recueillis à quai par les centres sociaux de la conférence des évêques. Le champion de la croisade anti-immigration s’est même payé le luxe de remercier l’épiscopat italien, précisant que de nombreux prêtres lui expriment (discrètement) leur soutien. En guise de bâton, vient d’être promulgué un décret sécurité-bis qui punit jusqu’à 50 000 euros d’amende chaque navire transportant des immigrés illégaux.

Des clercs très hostiles

Si cette politique semble séduire une large part de l’électorat, notamment catholique, on ne peut pas en dire autant du clergé. Ainsi, un fait divers récent ravive les tensions entre les prêtres les plus progressistes et la droite partisane du droit à la légitime défense. Une nuit de juin, un buraliste de Pavone Canavese, dans la région de Turin, a poursuivi les trois voleurs qui venaient de vider sa caisse (2000 euros) armés d’un seul pied de biche. Le commerçant a tiré une balle de 357 Magnum sur l’un des cambrioleurs, un moldave de 24 ans au casier judiciaire vierge. Bilan : un mort et un buraliste mortifié par son acte. Réagissant au drame dans les colonnes de La Stampa, l’évêque émérite d’Ivrea Luigi Bettazzi (95 ans) incrimine Salvini. A l’en croire, la mort du délinquant serait « le fruit de cette nouvelle vague de pensée en pleine expansion que la loi sur la légitime défense a encouragée et promue ». Une « déshumanisation » à laquelle les citoyens céderaient avec la bénédiction du « bon ministre Salvini, ses croix et ses chapelets » dixit le prélat. Fermez le ban.

D’aucuns objecteront que les vieux prêtres ouvriers sont naturellement voués à disparaître. Certes, tout comme les chrétiens d’antan, dont la foi et l’espérance réglaient l’existence. Conscient de la mutation sociologique en cours, Matteo Salvini adopte le registre catho-identitaire sans pour autant régler son pas sur la démocratie chrétienne aujourd’hui morte et enterrée. Une leçon riche d’enseignements pour Marion Maréchal.

Source: Causeur 17 juin 2019