FAQ : Le latin, c'est ringard, non ?
Le point de vue de Jacqueline de Romilly : “Vivent les langues mortes !”
[Après avoir été professeur de langue et de littérature grecques à la faculté de lettres de Paris, Jacqueline de Romilly est membre de l’Institut de France depuis 1975. Elle a été élue à l’Académie française le 24 octobre 1988.]
" Aux yeux des profanes, le latin et le grec peuvent sembler bien inutiles. Et il est normal de s’étonner : quel privilège possèdent donc ces deux langues mortes, qui ne nous permettent plus de communiquer avec personne ? Et qu’a-t-on gagné quand on a consacré son temps à ânonner ces textes vieux de tant de siècles, alors que l’urgence de la vie pratique vous guette ?
On a gagné, en fait, l’art de maîtriser sa propre langue et de mieux mener sa pensée ; on a gagné un trésor de signes et de symboles qui seront l’armature de la vie intérieure ; on a gagné d’être soi-même plus capable et mieux préparé à tout.
On ne peut pas apprendre le latin ou le grec par simple imitation ou accoutumance : on est forcé, ici, d’analyser, et de prendre conscience de ce que sont un mode et un temps, de repérer les mots qui vont en-semble et qui s’accordent. On est obligé d’aller lentement, de comprendre.
Du coup, on prend l’habitude de contrôler ce que l’on dit soi-même et ce que disent les autres, avec la même exigence et avec le même désir de dégager un sens. Hélas ! point n’est besoin de rappeler combien les jeunes, à l’heure actuelle, sont démunis à cet égard. Aussi voit-on, depuis quelques années, des scientifiques et des industriels, lassés de trouver des gens incapables de rédiger, d’ordonner des arguments, ou de convaincre un acheteur, qu réclament avec force un retour aux humanités. Or ce souci pratique qui apparaît dans les entreprises n’est encore qu’un aspect bien secondaire : la vie du citoyen, la vie de l’individu ne réclament-elles pas, de façon plus urgente encore, cette clarté de l’esprit et de la parole ?
Mais cet apprentissage se fait, de plus, à travers des textes, où les idées dont vit notre civilisation apparaissent dans leur clarté première.
Comprendre la politique actuelle, avec ses informations partisanes et contradictoires, noyées dans une constante propagande en vue d’élections à venir, n’est certes pas à la portée de tous : le monde de la cité grecque, les principes de la cité athénienne, les dévouements du civisme romain, ou même les intrigues nouées autour des empereurs, habituent l’esprit à juger de tout cela dans la sérénité, en lui fournissant du recul et des repères. D’abord, ces textes ont l’avantage d’être encore simples. Mais ce n’est pas la seule raison. Car on ne se demande pas assez pourquoi ces deux littératures - et en particulier celle de la Grèce, qui n’a jamais régné sur l’Europe - ont été ainsi adoptées, imitées, continuées, par tous les peuples de l’Europe. La seule explication est que les Grecs et les Romains ont précisément souhaité s’exprimer d’une façon qui soit accessible à tous, valable pour tous, universelle.
Et l’on découvre là un apport bien plus grand encore de l’étude de ces textes. Car ils offrent non seulement dans le domaine des idées, mais dans celui de la vie affective et morale, toute une série de symboles, que peu à peu l’élève fait siens. Il en retiendra sans doute peu : juste ce qui l’aura frappé un jour au passage ; mais voilà qu’il aura accru le champ de ses petits amis ou de ses proches, en y incluant Antigone, Socrate, Didon et Énée. Pour parler de la guerre, du dévouement, de l’amour ou de la mort, les auteurs d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas trouvé de signes plus saisissants.
Je n’ajouterai qu’un mot : cet héritage est la tradition commune de l’Europe. Hier encore, les jeunes des divers pays européens puisaient dans ces études des images, des souvenirs, des modèles, qui leur étaient communs. Est-ce bien le moment d’y renoncer ?
En fait, on sacrifie trop souvent ces études à des soucis d’utilité immédiate, ou à des calculs d’horaires, quand ce n’est pas à de vulgaires calculs d’économie, pour éviter d’avoir à payer un enseignement destiné à une minorité.
" À mon avis, il est urgent de réagir. Il nous faut, à nous qui connaissons l’enjeu du combat, obtenir de l’administration qu’elle remédie à une crise dont elle est largement responsable. Mais il faut aussi que chacun, s’il le peut, nous aide, et tienne compte, pour lui-même, de ce que ces études représentent. Je sais que ce sera pour l’élève un effort, et un détour par rapport au métier pratique ; mais ce sera - l’expérience le montre assez - un détour payant. J’ai enseigné toute ma vie ; et j’en mettrais ma main au feu. "
Constat
De nos jours, de moins en moins d’élèves, semble-t-il, optent pour le latin. Les raisons de cet abandon sont multiples.
Analyse
Le latin, voie royale
Il fut un temps, pas si lointain et pourtant aujourd’hui presque complètement révolu, où la majorité de ceux qui réussissaient brillamment à l’école primaire étaient pour ainsi dire mis d’office en première année de latin (que l’on appelait 6e ou 1ère latine selon l’époque). Les parents acquiesçaient sans discuter, convaincus, pour des raisons qui, sauf s’ils avaient eux-mêmes fait du latin, leur restaient obscures - elles venaient d’instances supérieures et de ce fait même étaient admises sans jamais devoir être expliquées -, que le latin constituait effectivement pour leurs rejetons la “voie royale”, que le latin était bel et bien le fond(s) - à la fois noeud et ressources - d’instruction et d’éducation le plus solide pour des jeunes gens qui se destinaient pour la plupart à poursuivre leurs études au-delà du secondaire. Dans la hiérarchie du temps, le latin et le grec - car ces deux langues mortes allaient généralement de concert - étaient situés au sommet de la pyramide ; ensuite seulement venaient les mathématiques, les sciences. Se trouver en latine signifiait se don-ner une chance de faire partie de l’élite intellectuelle, du cercle des privilégiés, ce qu’on ne voulait pas négliger.
Culture judéo-chrétienne et héritage humaniste
Il suffisait de regarder la grille horaire d’un latiniste pour se rendre compte de l’importance que revêtait au sein du cursus scolaire le cours de latin : neuf périodes se-maines en première année de latin, autant dire une énormité si l’on compare avec ce qu’il en est resté dans les grilles actuelles. Du reste, c’était ainsi depuis fort longtemps, et per-sonne n’aurait osé, ni probablement voulu, mettre en question cet état de fait. L’école se montrait, dans ses structures comme dans ses principes, très conservatrice, et le cours de latin faisait partie des piliers sur lesquels reposait la stabilité des valeurs sociales. Car le latin représentait, de façon idoine, la continuité de l’histoire, la pérennité d’une certaine culture - essentiellement la culture judéo-chrétienne occidentale -, et avec lui l’héritage “humaniste”, lentement et péniblement édifié, ne risquait pas de s’écrouler : en faisant du latin , on faisait ses “humanités”.
Écrin de l’instruction religieuse et morale
Ce mélange d’omniprésence et d’omnipotence du latin dans l’éducation dite “classique” venait aussi, il faut en convenir, de ce que l’école avait été pendant des siècles, en Europe, l’apanage presque exclusif de l’Église catholique, et que le latin avait été l’indispensable écrin de l’instruction religieuse et morale. Il n’y a pas si longtemps, ne l’oublions pas, la messe était dite en latin, et les séminaires étaient pleins de jeunes hommes qui se destinaient à la prêtrise. Les temps ont bien changé, et dès lors il n’est pas étonnant que le latin paraisse, aux yeux de beaucoup, complètement obsolète. Mais il y a plus.
Une éducation aristocratique de type initiatique
Voyons ce que dit à ce sujet l’écrivain Michel Tournier [ Michel Tournier dans son livre “Le vent Paraclet”, L’enfant coiffé.] : " Pour l’aristocrate, l’enfant n’est pas un être humain à part entière. C’est une petite bête, sale, vicieuse et stupide, assez méprisable au total. L’éducation doit en faire un être présentable. Les Jésuites se souciaient non d’enrichir l’esprit de l’enfant et de le préparer à son métier d’homme, mais d’assurer sa formation morale. Ils le faisaient vivre pour cela dans un univers totalement inactuel, où l’on ne parlait que latin et dont les habitants s’appelaient Socrate, Nestor, Alexandre, Cincinnatus, Démosthène, auxquels se rattachaient une série d’anecdotes édifiantes - la ciguë, le noeud gordien, le petit renard caché sous la toge de l’enfant spartiate, la lanterne de Diogène allumée en plein jour. Qu’est-ce à dire sinon que cette éducation donne le pas largement à l’initiation sur l’information ? Cette initiation, les modernes l’ignorent, et même ils lui donnent la chasse. Pour eux l’enfant n’est pas mauvais, il manque simplement d’informations. Son esprit est une page blanche sur laquelle il faut inscrire le savoir. Il ne s’agit pas de le laisser passer de l’état animal à l’état humain - seule ambition des anciens éducateurs - mais de l’enrichir de sciences et de techniques grâce auxquelles il fera sa fortune et celle de ses proches. " Cette crise inaugurée au 18e siècle se présente comme la charnière autour de laquelle va tourner l’éducation, passant du primat d’une formation morale de nature initiatique à celui d’une information orientée vers des buts pratiques. Dès lors l’initiation ne va cesser de reculer de génération en génération, et on assiste actuellement à la liquidation de ce qui en restait. Après les châtiments physiques - qui nouaient des liens sadomasochistes entre maîtres et élèves -, après l’instruction religieuse et la confession - qui reconduisaient ces mêmes liens au niveau spirituel -, on évacue le grec, le latin, la philosophie, les lettres, comme fariboles évidemment superflues. L’école doit être nette de toute trace humaine pour que le “maître sans coeur” que voulait Alain y administre les seules connaissances pratiquement utilisables. "
La philosophie dominante détermine les missions de l’école
Cette citation montre que le rôle joué par l’école au sein de la société n’est jamais un jeu innocent. Il faut comprendre par là que les fonctions que la société attribue à un système d’enseignement, et que donc les structures même de cet enseignement, ainsi que ses contenus, ne sont pas dus au hasard mais sont déterminés très précisément par des enjeux culturels, économiques, sociaux, politiques et moraux. Par conséquent, la philosophie dominante dans la société - c’est-à-dire, pour une part, aussi, la somme de ses préjugés, de ses erreurs et de ses faiblesses - imposera à l’école un certain nombre de missions. Les missions de l’école changent parce que la philosophie dominante change. Ce qui a été jugé prioritaire pendant fort longtemps peut être mis subitement à l’écart, parce que l’on considère que cela ne correspond plus aux besoins du moment. Le philosophe Alain (1868 - 1951) écrivait : " Éduquer c’est tirer l’homme de la barbarie primitive, lui faire connaître son pouvoir de se gouverner lui-même, et de ne point croire sans preuves. [...] Le projet d’instruire ceux qui en sont dignes est inutile. Le projet de n’instruire que ceux qui en sont dignes est laid. Il y a dans cette mesure des aptitudes qu’on annonce, et dans ce barrage contre les esprits épais et terreux, quelque chose de profondément injuste, et toute l’injustice peut-être... Je crains un recrutement de ministres et de maréchaux ; et, de degré en degré, un filtrage d’officiers dans tous les ordres. Ainsi le peuple restera sans esprit ; il suffit que ses maîtres aient de l’esprit. [...] Le problème qui consiste à ne point laisser un seul génie à garder les moutons est aujourd’hui résolu mais l’autre est à peine touché, qui est d’éveiller tout esprit le plus qu’on peut, par les plus hautes et les plus précieuses connaissances, et de donner le plus de soin à l’esprit le plus lent, afin de régler l’enseignement non sur les mieux doués, mais sur les moins doués. Et c’est pourtant ce qui importe, car le vrai progrès n’est pas dans l’esprit de Thalès, mais en l’esprit de sa servante. Il faut donner à tous l’éducation la plus haute, non une habileté technique, non un savoir mais la puissance de se gouverner, et de résister aux entraînements de l’humeur comme aux persuasions intéressées des habiles et des importants. Une éducation s’adresse plus à la volonté qu’au savoir ; et qui donne plus d’importance à la manière de penser qu’au contenu de la pensée. " Et encore : " J’ai observé quand j’étais enfant que ceux qui maintiennent l’ordre comme on balaie, comme on range les objets matériels, étaient aussitôt redoutés par cette indifférence qui enlevait tout espoir. Et, sans exception, ceux qui voulaient persuader, discuter, écouter, pardonner enfin, étaient méprisés, hués, et, chose triste à dire, finalement haïs ; au lieu que les autres, les hommes sans coeur, étaient finalement aimés. Car l’enfant, rappelons-le, n’aime point les amuseurs mais bien ceux qui l’élèvent. "
Ces mots d’Alain sont importants car ce sont notamment eux qui ont influencé toute la philosophie de l’éducation qui a prédominé durant une bonne partie du vingtième siècle. On voit donc que ce sont les idées philosophiques, les enjeux culturels, économiques, sociaux, etc., qui sous-tendent l’école et distribuent en quelque sorte les cartes.
Évolution, révolution
Au Moyen ge, la priorité des priorités n’était pas véritablement d’instruire, mais d’éduquer, voire d’initier, c’est-à-dire de faire en sorte que le sauvage se transformât en humain. Ce qui était essentiel était ce qui était spirituel, ce qui permettait à l’âme de se sauver, à la conscience de s’éveiller et de se développer sans jamais perdre de vue cet es-sentiel, c’est-à-dire les aspects théologique et moral. La mission de l’école se situait bien au-delà du monde visible, ordinaire, réel, et même quelquefois contre ce monde que l’on jugeait mauvais, voire diabolique, d’où la nécessité de faire de l’école un endroit reclus, protégé des forces extérieures. L’école ne fournissait pas une éducation ni une instruction de masse, puisque ceux qui allaient à l’école ne représentaient qu’une très petite minorité. Étudier signifiait pour l’essentiel lire et commenter la Bible, en latin.
À partir de la Renaissance, l’extraordinaire résurgence de la culture antique a contribué à favoriser grandement l’étude du latin.
Plus tard, avec la révolution française et les débuts de l’industrialisation, il a fallu ins-truire un minimum le peuple, former des ouvriers en leur permettant, jusqu’à quatorze ans environ, de savoir lire, écrire, compter. Les tâches dévolues à l’État se multipliant, on a eu besoin de nouveaux fonctionnaires ; la richesse et la croissance venant, il a fallu former de plus en plus de “cadres” : ingénieurs, chefs d’entreprises, médecins, officiers, etc. C’est ainsi que l’école est devenue de plus en plus formative, en ce sens qu’elle s’est mise à transmettre de plus en plus de compétences techniques et de plus en plus de savoir. Le latin, bien que réservé à une certaine élite intellectuelle, a perduré.
À la fin du vingtième siècle, suivant le mouvement réformateur initié par mai 68, l’école est devenue un peu plus contestataire : il s’agissait en effet, à un moment où il était estimé salutaire de se rebeller, de critiquer, de vilipender, de faire de chaque citoyen un individu capable de penser par lui-même, un être à part entière, doté, dans le principe, d’un fort esprit critique, capable d’affirmer sans crainte " je pense que... ". Aujourd’hui, cet ensei-gnement contestataire se voit grandement atténué et adouci par l’acceptation, jugée par certains passive, bien ou mal vécue, de la " marchandisation " du monde, qui fait de la culture un produit, d’un individu un instrument de la chaîne de production et un consommateur. Il ne s’agit plus d’apprendre à rêver à un monde idéal, de construire des utopies, mais d’accepter le monde tel qu’il est, tel qu’il nous est présenté. Pour l’instant, on peut dire que l’économique a pris le pas sur le politique ; en conséquence, le discours officiel, " pensée unique " dénoncée par beaucoup d’intellectuels, est devenu fataliste : " c’est ainsi, c’est le mouvement de l’histoire, la faute à la “mondialisation”, on n’y peut rien ", comme si ce n’était plus l’homme qui élaborait la société dans laquelle il vit, mais des forces occultes, supérieures, progressistes, technologiques, comme si cela était voulu par l’Histoire, comme si tout était écrit à l’avance ! La mission de l’école n’est donc pas davantage aujourd’hui qu’hier de contester dans ses fondements mêmes une société de consommation en train de se mettre en place, puisqu’on semble admettre désormais qu’elle soit effectivement et définitivement mise en place, mais de faire de chaque élève un citoyen “éclairé”, qui saura consommer “intelligemment”, en toute connaissance de cause. Par exemple, on ne remet pas en cause l’existence même des publicités, ou plus simple-ment la façon dont elles sont élaborées et présentées au public, mais on se donne un mi-nimum d’outils (une grille de lecture, etc.) qui sont censés faire en sorte de ne pas se laisser piéger par celles-ci. Nettement, donc, il s’agit de mettre le citoyen au service du capitalisme triomphant. D’où la volonté d’ouvrir de plus en plus l’école sur le monde réel, de créer des liens avec les entreprises, etc. Une école ouverte sur le monde signifie évidemment que ce monde ne soit plus considéré comme mauvais, qu’il n’ait plus besoin d’être honni ni transformé en profondeur. L’école contemporaine veut s’ouvrir sur un monde imparfait, soit, mais un monde que l’on peut, que l’on doit accepter tel qu’il est, quitte à essayer de l’améliorer, prudemment, par petites touches. L’école abandonne son manteau d’idéalisme, son radicalisme ; du “ciel”, elle redescend sur terre, et devient résolument pragmatique. Elle veut former non des âmes mais des gestionnaires, et mettre l’imagination créatrice au service de la technologie ainsi qu’au service de l’idole la plus récurrente et la plus tenace que la société humaine ait connue : l’argent. Il convient d’ajouter qu’un fléau nouveau semble depuis quelque temps mettre en cause l’esprit contestataire. En effet, l’affirmation triomphante, voire même révolutionnaire, du " je ", serait devenue très rapidement la dictature l’ego, c'est-à-dire de l’égocentrisme le plus bar-bare, avec ses corollaires : le règne de l’enfant roi, le non-respect de toute forme d’autorité perçue systématiquement comme autoritarisme, etc. Les expressions " chacun fait ce qu’il lui plaît " ou bien " il est interdit d’interdire ", symboles de l’individualisme ambiant - ou plus simplement d’un grand besoin de liberté ? -, ne sont pas encore passées de mode mais se sont considérablement émoussées, et au nom de nécessités collectives tardivement redécouvertes, d’un sentiment, justifié ou non, d’insécurité, après avoir constaté bon nombre d’abus, on tente, tant bien que mal, de rappeler, d’adapter et de réintégrer les règles élémentaires d’un certain “civisme”, d’une morale pourtant fort ancienne qu’on avait, sans état d’âme particulier, reléguée au placard. On l’a déjà dit : les priorités changent. Le problème, c’est qu’elles changent à un rythme si “endiablé” que l’école a bien du mal à s’adapter, et finit par étouffer sous les incessants changements de cap.
La pédagogie des compétences privilégie la forme au détriment du contenu
Il s’agit aujourd’hui d’acquérir des compétences qui soient “objectivement” et imm-édiatement évaluables - la subjectivité étant jugée dans ce domaine antidémocratique -, et à cet égard ce sont évidemment les compétences techniques ou “technocratiques” qui sont les plus recherchées. Alain a encore raison - ce qui signifie que la philosophie actuelle s’en inspire encore largement - lorsqu’il dit que l’on doit donner " plus d’importance à la manière de penser qu’au contenu de la pensée ". Il faut, à l’école secondaire, apprendre non seulement ce qui est utile, mais ce qui est utile pour tous, afin que chacun puisse immédiatement percevoir que ce qu’il apprend à l’école, et par conséquent l’institution scolaire elle-même, lui sert véritablement à quelque chose, que l’école ce n’est pas de l’argent jeté par les fenêtres. Afin, également, que chacun ait l’impression de pouvoir - librement - “s’exprimer”. Mais comment véritablement “penser”, quand on privilégie la forme du penser au détriment de son contenu ? Quand on évitera de critiquer la valeur d’un argument, car on risquerait alors de tomber dans le “subjectif”, en faveur de la manière dont il s’intègre dans une thèse ? Dans ces conditions, il est clair que la vision de l’apprentissage ne pourra qu’être toujours davantage portée sur le court terme, au détriment d’une vision à long terme. Que la forme prendra toujours le pas sur le contenu.
Court terme, long terme
Si, à la question " à quoi sert le latin ? ", un étudiant inscrit jadis en humanités aurait répondu " à gravir plus tard les échelons de la société ", un élève moderne doit pouvoir répondre " à acquérir des compétences ". La difficulté réside donc aujourd’hui, en premier lieu, dans le fait de déterminer les compétences objectivement observables à court terme que le cours de latin pourra apporter, alors que le cours de latin a jusqu’à présent visé et favorisé le long terme ; en second lieu, elle réside dans le fait que sans des compétences vraiment spécifiques, c’est-à-dire propres au seul cours de latin, on ne voit pas comment le cours de latin pourrait encore justifier son existence. Car s’il ne s’agit que de développer des compétences que l’on pourrait aussi bien développer dans d’autres cours, pourquoi, en effet, n’abandonnerait-on pas le latin, ce cours ringard, au profit de ces autres cours qui auraient de surcroît l’avantage de coller davantage au monde moderne ?
Le latin tient bon...
Déchristianisation, débandade, laxisme ambiant, ... Et pourtant ! Au bout du compte, force est de constater que le latin est encore là, qu’il a survécu malgré tous les écueils, qu’il n’est pas encore tout à fait mort. Nostalgie des gouvernants et de certains parents, qui ont peut-être fait du latin et se refuseraient à abandonner, à travers la langue de Virgile et d’Horace, une part d’eux-mêmes ? Lourdeurs administratives qui obligeraient à une lon-gue agonie ? Crainte de faire une erreur, une erreur irrémédiable, en lâchant définitivement un bien qui pourrait s’avérer encore utile, encore précieux dans l’avenir ? Ou bien le latin a-t-il encore des cordes à son arc dont on ne saurait se passer ? Dans ce cas, il ne devrait pas être difficile d’établir lesquelles, et il suffirait de les mettre en évidence, de bien les expliquer au grand public, pour que le latin obtienne à nouveau le succès qu’il mérite...
Arguments en faveur de l’apprentissage du latin
Les arguments pour le latin sont heureusement nombreux, mais d’après moi ils doivent être classés selon plusieurs catégories ou plusieurs niveaux. Ces niveaux sont me semble-t-il au nombre de trois. Il y a d’abord les arguments les plus simples, ceux qui pour ainsi dire sautent aux yeux, et qui peuvent de manière consensuelle s’inscrire dans les objectifs pédagogiques de n’importe quel cursus scolaire ; ce sont ceux-là que l’on présente généralement dans les programmes et aux parents, au grand public, même si ce sont des arguments qui ne sont pas, lorsqu’on prend la peine de les étudier, propres au cours de latin. Il y a ensuite des arguments beaucoup plus spécifiques, justement, et qui donc ne sauraient exister sans l’étude du latin en tant que tel. Il y a, enfin, des arguments com-plexes, plus subtils, qui font référence à une certaine conception de l’existence - la philo-sophie néoplatonicienne, l’esthétisme, l’aristocratisme, etc. - et qui, représentent à mon avis les arguments les plus puissants, quoique aussi les plus discutables [Ce que je me garde bien de faire ici, puisque le but est de promouvoir l’enseignement du latin.], en faveur du cours de latin.
1. Compétences transversales
La plupart des compétences attribuées par les programmes officiels au cours de latin sont des compétences transversales. Cela signifie que, loin d’être des compétences propres au latin lui-même, elles peuvent aisément se voir transférées à d’autres cours. Ces comp-étences sont, entre autres : le développement de la mémoire, de l’esprit d’analyse, l’acquisition d’une méthode de travail rigoureuse, etc. Il est évident que pour toutes ces compétences, le cours de latin n’est pas indispensable, puisqu’il n’en a pas l’apanage.
2. Compétences spécifiques
Il existe heureusement des compétences plus spécifiques. Les premières à mettre en évidence sont celles qui en fait permettent d’affiner la connaissance et la compréhension du français moderne, le latin étant à l’origine de la langue de Molière. En vérité, le latin n’est plus guère étudié pour lui-même _ à quoi cette étude servirait-elle d’ailleurs puisque le latin est une langue morte ? _ mais parce qu’il peut aider à une meilleure maîtrise du français (voire même de toute autre langue vivante ayant des origines latines).
1/ Le latin, par exemple grâce à l’étymologie, permet d’avoir une bonne compréhension du français en évitant l’emploi trop fréquent du dictionnaire.
2/ Le latin, grâce à l’analyse grammaticale de phrases extrêmement complexes et aux ef-forts de traduction, enseigne en même temps, à long terme, la maîtrise d’un français complexe (langage écrit soutenu, mais aussi éléments du discours, etc.). Le langage étant le vecteur de la pensée, de l’intellect, l’étude du latin permet, en faisant progresser l’élève dans sa langue maternelle, de développer son intelligence, ses facultés de raisonnement et d’expression. Le poète John Keats [Lettre à J.H. Reynolds, 24 août 1819, p 339.] écrivait : " Bien écrire est tout de suite après bien agir ce qu’il y a de plus haut en ce monde. " Il est encore bien entendu d’autres compétences qui, elles, font plutôt référence à l’étude de l’histoire :
3/ Le latin permet d’étudier, toujours grâce à l’étymologie, l’évolution d’une langue, sa diversification.
4/ Traduire des textes anciens est bien évidemment utile à l’étude de l’histoire de notre civilisation, et être une bonne initiation à la philologie, à la politique, à l’histoire des mentalités, de la justice, à la géographie ancienne, à l’ethnologie...).
5/ La culture latine permet aux élèves de voyager constamment dans le temps, de sortir de leurs préoccupations journalières pour se plonger dans le quotidien (la politique, les moeurs, etc.) de leurs ancêtres. Ici, le sens initiatique de la formation peut être également souligné [Lire plus haut la citation de Michel Tournier.].
6/ L’étude du monde antique permet de mieux comprendre notre monde, le monde contemporain, qui en est le prolongement. Ainsi, grâce à la culture latine, l’élève peut acquérir une vision moins tronquée de l’histoire, du temps en général, constatant que le présent est fortement imbriqué dans le passé, et que ce temps passé n’est pas un temps objectif mais subjectif, qu’il faut par conséquent relativiser : que sont deux mille ans aux yeux de l’Histoire, alors qu’à ceux des élèves ils sembleront de prime abord un gouffre d’éternité ? La culture latine permet de saisir que le passé n’est jamais tout à fait un temps révolu : il persiste non seulement dans les ruines encore visibles des monuments que les Anciens nous ont laissés, dans la généalogie, mais aussi et surtout dans certaines moeurs, dans certaines mentalités, dans certaines structures politiques et sociales, dans la législation, etc. L’élève pourra, de manière éclairante, comparer plusieurs sociétés, plu-sieurs régimes politiques, plusieurs mondes, relever à la fois tout ce que ceux-ci ont en-core en commun, et tous les changements, toutes les différences qui les séparent désor-mais.
De toutes ces compétences que l’on dira spécifiques, la première est bien entendu la moins pertinente. Comment en effet justifier l’étude pendant au moins six longues années du latin, si l’on se contente d’invoquer l’économie future de l’emploi du dictionnaire ? Dans le cas où le latin servirait essentiellement à se passer d’un dictionnaire, il vaudrait mieux le supprimer : quelle énergie dépensée, pour si peu !
3. Philosophie liée à l’apprentissage du latin
La désertion du latin - et a fortiori du grec, car ne nous y trompons pas, l’étude du latin seul ne sera jamais qu’un pis-aller - n’est donc pas, comme on pourrait facilement le croire, chose banale et de peu d’importance. Il ne s’agit pas seulement de l’abandon de traditions, d’un système de formation devenu obsolète, mais bien d’une conséquente perte de mémoire qui a sans doute également pour origine une vision faussée de l’Histoire. Je l’ai déjà souligné, le monde d’aujourd’hui n’est pas coupé du passé par une irréductible césure, il en est plutôt le prolongement. Accepter de vivre sans passé, ce n’est pas seulement se priver d’une mémoire, ou se priver d’une riche expérience. C’est aussi et surtout se rendre soi-même orphelin. Le temps doit être perçu comme un ensemble, comme un tout uni par des liens indéfectibles. Aucune civilisation digne de ce nom ne peut faire l’impasse sur son passé si elle veut se ménager un avenir, si elle veut construire, non sur du sable, mais sur des fondations solides. Le passé n’est jamais seulement un héritage qu’on peut se contenter de thésauriser dans des musées, des bibliothèques ; il est, avant tout, une énergie accumulée qui peut et doit se déployer dans l’avenir. Aussi est-ce dans cet état d’esprit que vit, idéalement, au quotidien, celui qui a reçu une formation latine. Il a accepté l’héritage du passé, non comme un trésor que l’on met en vitrine, mais comme un joyau qui rayonne dans l’âme, irradie l’esprit, et aide à donner du sens à la vie. Doit-on parler d’un sentiment d’élitisme ? Celui qui aura appris le latin, qui aura acquis au moins des rudiments de culture latine, aura-t-il quelque chose de plus que les autres ? Sera-t-il meilleur que les autres ? Et, osons le mot, sera-t-il donc “supérieur” ? Il ne s’agit pas ici de confronter des intelligences - on peut être intelligent, brillant, génial même, sans avoir jamais appris le latin, c’est une évidence - mais des sensibilités. Il s’agit plutôt d’un de pensée, je dirais même plus, d’un choix d’imagination, et donc d’un choix de vie, d’un choix personnel de vie. Il existe un véritable langage mathématique, un véritable penser mathématique qui est universel. Le latin, langue morte, se place bien entendu sur un autre plan, celui des idées littéraires, de la poésie, du romanesque, des sentiments, des émo-tions : les mathématiques n’ont jamais exprimé la souffrance, les angoisses métaphysiques, la joie, le déclin, la renaissance, l’hypocrisie, la tromperie, la fidélité, l’amitié, etc. Ces domaines sont réservés au langage des mots, et aux arts. L’aristocratisme des fervents du latin est davantage un esthétisme, un style, qu’une prétention sociale. La culture latine est une façon particulière de décrire et de vivre le monde, qui tire son inspiration d’un passé qui lui paraît toujours vivant - et pas seulement parce qu’on en aurait la nostalgie. Elle est ce recul initial - autant qu’initiatique - qui permet ensuite de prendre le grand large : celui de l’histoire, de la pensée, et, je le répète, de l’imagination. Elle est l’arrière-pays, l’enracinement profond qui permet de construire un avenir où la compassion pour autrui, où l’art, la beauté, l’esprit ont leur place. Elle est un “tissage humain” davantage qu’un engrais de spontanéité. C’est une culture humaine, au sens où l’entend Oscar Wilde : une culture qui rend la personnalité de chaque homme plus intéressante, plus intense. On peut, sans trahir je crois la pensée de ce dernier, appliquer au latin ce que Wilde disait à propos de la langue d’Eschyle, de Socrate et d’Aristophane, et écrire que " revenir au [latin], c’est comme quitter une maison sombre et exiguë pour pénétrer dans un jardin planté de lis." [“Revenir au grec, c’est comme quitter une maison sombre et exiguë pour pénétrer dans un jardin planté de lis.” (Oscar WILDE, De profundis.)] En ce sens, le latin forme un homme tout à fait moderne.
Car la grande littérature, les grandes idées philosophiques, commencent avec l’héritage antique. Aujourd’hui comme hier, des écrivains puisent dans ce fonds commun - aux ori-gines diverses et multiples, à la fois occidentales et orientales - pour exprimer leur point de vue, pour modeler leurs personnages. Et plus on remonte dans le passé, plus les ima-ges, les comparaisons, les métaphores sont inspirées des grands textes de l’Antiquité. Comment saisir dans toute sa profondeur, toute sa subtilité, les poèmes d’Hölderlin, les nouvelles d’Oscar Wilde, les pièces de Claudel, les romans de Marguerite Yourcenar, les essais philosophiques de Montaigne, Bergson, Schopenhauer, Nietzsche, etc. [La liste est évidemment inépuisable.], si l’on ne dispose d’aucuns rudiments de culture gréco-latine ? Il y aura là un trou béant, un manque terrible qu’aucune notice, qu’aucune explication surajoutée ne saura venir combler.
La formation latine évite de faire de chacun qui s’intéresse à la philosophie, à la poésie, à la vie spirituelle, une âme solitaire, en lui montrant que le chemin est ancien, qu’il a déjà été débroussaillé, continué, et que si la route est encore longue et difficile, elle peut se faire en la compagnie amicale et merveilleuse de tous ces précurseurs qui ont eu la sagesse et le génie de nous laisser des traces pour que nous puissions, à notre tour, atteindre et franchir les plus hauts sommets...
FAQ : fin
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