Les mérites de ce texte sont incontestables, à plusieurs titres. En pleine tourmente, son auteur cherche à éclairer certaines zones sombres et va jusqu’à révéler des dysfonctionnements profonds, passés et présents, dans l’Eglise. Il faut reconnaître un certain courage à ce qui pourrait ressembler à une sorte de mea culpa. Peut-être l’approche de l’éternité est-elle pour quelque chose dans ces considérations ?
Une prise de parole critiquée par l’intelligentsia médiatique
D’ailleurs, les médias dans l’air du temps ne s’y sont pas trompé et les critiques ont fusé de toutes parts contre une analyse qui dérange. Les arguments les plus improbables sont employés pour discréditer le message de l’ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la Foi (CDF).
Certains le disent « manipulé » par son entourage ou mettent en doute le fait qu’il en soit vraiment l’auteur. L’opportunité de cette publication est fortement contestée. Marco Politi, vaticaniste progressiste reconnu, ne craint pas de parler de pamphlet et d’asséner : « Le pape émérite aurait dû choisir le silence » car, « dans les moments les plus graves, une seule voix doit être entendue au sommet, sinon on sème la confusion ». Il soupçonne Benoît XVI d’être « sous l'influence des cardinaux allemands ultra-conservateurs Walter Brandmüller et Gerhard Müller », l’ancien Préfet de la CDF que le pape argentin n’a pas reconduit en 2017 ; deux prélats qui seraient, selon lui, « engagés dans une vaste opération de diversion pour faire endosser les péchés de pédophilie au sein de l'Eglise à la culture gay et à la perte de la foi ».
Face à de telles réactions, les réflexions de l’ancien pape allemand méritent d’être analysées sereinement. Elles s’articulent en trois parties : le contexte social ; ses conséquences sur les hommes d’Eglise ; la recherche d’une solution adaptée.
Première partie : les causes
Le contexte social de la libération des mœurs
Benoît XVI entend d’abord rappeler que « dans les années 1960, un événement d’une ampleur sans précédent dans l’histoire s’est produit. On peut dire qu’en vingt ans, de 1960 à 1980, les normes en matière de sexualité se sont complètement effondrés ».
Telles sont les causes profondes des abus : la révolution libertaire des années 60 et la mise en place agressive d’une éducation sexuelle de plus en plus débridée, accompagnée de l’irruption de la pornographie qui envahit alors les écrans de cinéma puis ceux de la télévision. Dès cette époque, l’on trouve des chantres de la pansexualité pour louer et promouvoir la pédophilie.
Cette analyse est vivement contestée par les faiseurs d’opinion. Il suffit pourtant de consulter l’article sur l’Apologie de la pédophilie publié sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia pour être édifié à ce sujet. L’introduction est instructive : « L’apologie de la pédophilie est l’ensemble des actions, écrits et prises de position visant à faire accepter socialement la pédophilie ou simplement à en faire l’éloge. Cette tendance a principalement existé à l’époque dite de la révolution sexuelle, essentiellement dans les années ayant immédiatement suivi 1968, du fait de personnes se présentant elles-mêmes comme pédophiles, mais aussi de “sympathisants”. Des groupes de personnes et des individus isolés ont alors cherché à présenter la pédophilie comme une attirance sexuelle acceptable, ou à contester les notions de majorité sexuelle ou d’abus sexuel sur mineur. La pédophilie a parallèlement fait l’objet à l’époque de diverses formes de complaisance, médiatiques, politiques ou intellectuelles. Cette mouvance n’a jamais atteint un niveau de reconnaissance durable et notable malgré, dans les années 1970, quelques soutiens médiatiques et politiques de portée limitée. »
En France, un journal comme Libération a longtemps milité pour l’assouplissement de la législation en matière de détournement de mineurs, à grand renfort de pétitions que signaient des personnalités comme Aragon, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, François Chatelet, Patrice Chéreau, Jacques Derrida, Françoise Dolto, Michel Foucault, André Glucksmann, Félix Guattari, Bernard Kouchner, Jack Lang, Alain Robbe-Grillet, Jean-Paul Sartre, Philippe Sollers… Daniel Cohn-Bendit, figure de mai 68, fit l’éloge de la pédophilie, fût-ce avec une fillette de cinq ans.
Benoît XVI voit dans ce flot nauséabond qui considérait la pédophilie comme « autorisée et appropriée » l’une des explications de la corruption de la jeunesse, y compris parmi toute une génération de prêtres dont beaucoup firent alors massivement défection.
La révolution de la théologie morale
Parallèlement avait lieu un « effondrement » de la théologie morale et de l’enseignement de l’Eglise en matière de mœurs. Ce fut le fruit d’une véritable révolution, née du mépris conscient de la loi naturelle.
Benoît XVI écrit : « Jusqu’au concile Vatican II, la théologie morale catholique était largement fondée sur la loi naturelle, tandis que les Saintes Écritures n’étaient citées que comme contexte ou fondement. Dans la lutte du Concile pour une nouvelle compréhension de la Révélation, l’option de la loi naturelle a été largement abandonnée, et une théologie morale entièrement basée sur la Bible était réclamée. »
L’aveu est de taille : c’est bien le Concile qui est donné comme responsable de l’abandon de la loi naturelle. L’analyse de Benoît XVI reconnaît cet abandon, sans mesurer semble-t-il qu’il constitue une rupture de la tradition. Car la théologie morale ne saurait se passer ou se détacher de la loi naturelle : la grâce ne détruit pas la nature, mais la présuppose. Vouloir construire la morale sans elle, est un pur non-sens (Cf. Nouvelles de Chrétienté, n° 176, mars-avril 2019, pp. 5-9). De plus, prétendre opposer loi naturelle et Révélation est illusoire. Car la loi naturelle est contenue dans la Sainte Ecriture, source de la Révélation, comme le montre clairement le Décalogue. Cette loi est inscrite dans le cœur de l’homme par Dieu Lui-même, Auteur de la nature.
De là les innombrables dérives de la nouvelle théologie, et spécialement le relativisme moral, que dénonce justement Benoît XVI. De là encore, la revendication d’indépendance de la part des théologiens vis-à-vis du Magistère, perçu comme ennemi de la liberté et frein au progrès de la théologie et de l’humanité. Benoît XVI mentionne plusieurs épisodes de cette contestation.
Il tente de se défendre, et Jean-Paul II avec lui, en mettant en avant son action lorsqu’il était préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. C’est sous sa direction que fut publié le nouveau Catéchisme de l’Eglise catholique, tandis que l’encyclique Veritatis splendor venait, malgré ses limites, réaffirmer l’existence des fondements intangibles de la morale.
Les attaques contre le Magistère de l’Eglise
Le pape émérite mentionne aussi cette « hypothèse selon laquelle le Magistère de l’Eglise ne devrait avoir la compétence finale (“infaillibilité”) qu’en matière de foi ». Largement répandue et acceptée, elle avait pour conséquence que « les questions de moralité ne devraient pas entrer dans le champ des décisions infaillibles du Magistère de l’Eglise ».
Bien qu’il voie dans cette hypothèse « probablement quelque chose de juste » – ce qui est lui donner consistance –, Joseph Ratzinger défend l’existence d’une « morale minimale indissolublement liée au principe fondateur de la foi », sans laquelle ne pourrait exister l’infaillibilité de l’Eglise et du pape en matière de foi et de mœurs. Les contestataires les plus radicaux, en l’ignorant, prétendent logiquement que « l’Eglise n’a pas et ne peut pas avoir sa propre moralité ».
La réponse du pape émérite est l’affirmation nette que le fondement de toute morale est la révélation que l’homme a été créé à l’image de Dieu, la foi au Dieu unique, et l’aspect pérégrinant de la vie chrétienne. Nous cheminons vers la patrie, et l’Eglise doit protéger les fidèles du monde.
Deuxième partie : les effets
Le deuxième volet des réflexions de Benoît XVI montre quels furent les ravages provoqués par la double dissolution de la morale chrétienne et de l’autorité de l’Eglise en matière de mœurs. C’est ici qu’il s’emploie à dénoncer les effets tout en épargnant le Concile et ses réformes. Il reconnaît cependant l’insuffisance des moyens de sanction – et de guérison – que l’Eglise s’est donnés après le Concile.
Rupture de la formation dans les séminaires
L’ancien préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, qui en sait long sur le sujet, évoque d’abord la formation des prêtres. Il admet sans ambages qu’en « ce qui concerne le problème de la préparation au ministère sacerdotal dans les séminaires, il y a en fait une rupture profonde avec la forme précédente de cette préparation. » Cette rupture dans la formation a permis que, « dans plusieurs séminaires, des clans homosexuels se sont constitués, qui ont agi plus ou moins ouvertement et ont changé de manière significative le climat des séminaires. Dans un séminaire du sud de l’Allemagne, des candidats au sacerdoce et des candidats au ministère laïc d’assistant pastoral vivaient ensemble. Aux repas communs, les séminaristes et ces candidats mangeaient ensemble, (…) ces derniers parfois accompagnés de leurs épouses et de leurs enfants, ou même de leurs petites amies. Le climat de ce séminaire ne pouvait prétendre assurer la préparation à la vocation sacerdotale ».
Le Saint-Siège avait connaissance de ces problèmes, répandus particulièrement aux Etats-Unis. Des visites apostoliques furent organisées. C’est ici la seule mention de l’homosexualité dans les séminaires. Dans un document traitant de la pédophilie, c’est plus que n’en peuvent supporter les médias et faiseurs d’opinion…
Rupture dans le recrutement des évêques
Dans ce climat d’effondrement moral, Joseph Ratzinger avoue également que l’application du Concile eut pour conséquence de faire monter dans la hiérarchie de l’Eglise des pasteurs insuffisamment formés à leurs tâches.
« Les critères de sélection et de nomination des évêques ayant également été modifiés après le concile Vatican II, les relations des évêques avec leurs séminaires étaient également très différentes. Par-dessus tout, un critère pour la nomination de nouveaux évêques était maintenant leur “conciliarité”, ce qui pouvait être compris comme signifiant des choses assez différentes. Dans de nombreuses parties de l’Eglise, les attitudes conciliaires étaient comprises comme une attitude critique ou négative à l’égard de la tradition existante, qui devait maintenant être remplacée par une nouvelle relation, radicalement ouverte, avec le monde. Un évêque, qui avait été auparavant recteur de séminaire, avait organisé la projection de films pornographiques aux séminaristes, prétendant les rendre ainsi résistants à des comportements contraires à la foi. Il s’est trouvé – pas seulement aux Etats-Unis – des évêques rejetant la tradition catholique dans son ensemble et cherchant à faire naître une sorte de nouvelle “catholicité”, moderne, dans leurs diocèses. »
Derrière ce constat se cache la véritable « épuration » dont furent victimes les évêques attachés à la tradition, systématiquement mis de côté ou remplacés par un épiscopat progressiste acquis aux idées nouvelles, celles du Concile et de l’aggiornamento qui autorisait à peu près n’importe quoi. C’est l’application de Vatican II par le pape Paul VI qui est ici en jeu à travers la nomination des évêques. Un sujet qui mériterait d’être approfondi.
Rupture dans la législation canonique
Benoît XVI aborde enfin directement la question de la pédophilie et de l’insuffisance des moyens de répression fournis par le nouveau Code de Droit canonique. Ce passage est particulièrement instructif.
« La question de la pédophilie (…) ne s’est posée que dans la seconde moitié des années 1980 ». Les évêques des Etats-Unis, où le problème était devenu public, « demandèrent de l’aide, car le droit canonique, consigné dans le nouveau Code (1983), ne semblait pas suffisant pour prendre les mesures nécessaires. (…) Ce n’est que lentement qu’un renouvellement et un approfondissement du droit pénal délibérément peu structuré du nouveau Code ont commencé à prendre forme. »
A la source de cette faiblesse délibérément voulue, « il y avait un problème fondamental dans la perception du droit pénal. Seul le garantisme était considéré comme “conciliaire”. Il fallait avant tout garantir les droits de l’accusé, dans une mesure qui excluait en fait toute condamnation. (…) Le droit à la défense par voie de garantie a été étendu à un point tel que des condamnations étaient difficilement possibles. »
Le pape émérite justifie son action, en expliquant la conduite tenue : « Un droit canonique équilibré (…) ne doit donc pas seulement protéger l’accusé (…). Il doit aussi protéger la foi (…). Mais personne aujourd’hui n’accepte que la protection de la foi soit un bien juridique. »
A cause de ce garantisme, il fallut contourner la difficulté en transférant les compétences de la Congrégation du Clergé, normalement responsable du traitement des crimes commis par les prêtres, à la Congrégation pour la Doctrine de la foi sous le chef de “Délits majeurs contre la foi”. Ceci permit « d’imposer la peine maximale, l’expulsion, qui n’aurait pu être imposée en vertu d’autres dispositions légales. » Afin de protéger la foi, il fallut pour ce faire mettre en place une véritable procédure pénale, avec possibilité d’appel à Rome.
Ainsi la logique implacable du personnalisme, qui fait passer l’individu avant la société et le bien commun, a rendu la justice de l’Eglise quasiment inopérante avec le Code de Droit canonique de 1983. Depuis lors, la curie romaine s’est employée à contourner l’obstacle, au prix de contorsions juridiques et avec des résultats mitigés. Un gâchis…